mardi, mai 11, 2010

L'être et le Néant - Jean Paul Sartre - extrait

Voici par exemple une femme qui s’est rendue à un premier rendez vous, elle sait fort bien les intentions que l’homme qui lui parle nourrit à son égard, elle sait aussi qu’il lui faudra prendre tôt ou tard une décision, mais elle n’en veut pas sentir l’urgence, elle s’attache seulement à ce qu’offre de respectueux et de discret l’attitude de son partenaire.
Elle ne saisit pas cette conduite comme une tentative pour réaliser ce qu’on nomme les premières approches, c'est-à-dire qu’elle ne veut pas voir les possibilités de développement temporel que présente cette conduite.
Elle borne ce comportement à ce qu’il est dans le présent, elle ne veut pas lire dans les phrases qu’on lui adresse autre chose que le sens explicite. Si on lui dit : « Je vous admire tant « elle désarme cette phrase de son arrière fond sexuel, elle attache au discours et à la conduite de son interlocuteur des significations immédiates qu’elle envisage comme des qualités objectives.
L’homme qui lui parle lui semble sincère et respectueux, comme la table est ronde ou carrée comme la tenture murale est bleue ou grise, et les qualités ainsi attachées à la personne qu’elle écoute se sont ainsi figées dans une permanence chosiste qui n’est autre que la projection dans l’écoulement temporel de leur strict présent.

C’est qu’elle n’est pas au fait de ce qu’elle souhaite elle est profondément sensible au désir qu’elle inspire mais le désir cru et nu l’humilierait et lui ferait horreur, pourtant elle ne trouverait aucun charme à un respect qui serait uniquement du respect. Il faut pour la satisfaire un sentiment qui s’adresse tout entier à sa personne c'est-à-dire à sa liberté plénière et qui soit une reconnaissance de sa liberté mais il faut en même temps que ce sentiment soit tout entier désir c'est-à-dire qu’il s’adresse à son corps en tant qu’objet.

Mais voici qu’on lui prends la main, cet acte de son interlocuteur risque de changer la situation en appelant une décision immédiate, abandonner cette main, c’est consentir de soi même au flirt, c’est s’engager, la retirer c’est rompre cette harmonie trouble et instable qui fait le charme de l’heure. Il s’agit de reculer le plus loin possible l’instant de la décision.

On sait ce qui se produit alors, la jeune femme abandonne sa main mais ne s’aperçoit pas qu’elle l’abandonne, elle ne s’en aperçoit pas parce qu’il se trouve par hasard qu’elle est à ce moment tout esprit, elle entraîne son interlocuteur jusqu’aux régions les plus élevées de la spéculation sentimentale, elle parle de la vie, de sa vie, elle se montre sous son aspect essentiel, une personne, une conscience, et le divorce du corps et de l’âme est accompli.
La main repose inerte entre les mains chaudes de son partenaire, ni concentente ni résistantes, une chose.

Nous dirons que cette femme est de mauvaise foi.
Nous dirons que cette femme est de mauvaise foi.

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