vendredi, août 25, 2006

Je d'Echecs

Elle marchait, seule et un peu fière, passante d'une ville baignée de soleil en ce tout début de printemps. C'était un samedi, le temps enfin redevenu clément bousculait au dehors des centaines de personnes dans les boutiques. Des marchands de glace avaient en une journée détrônés les vendeurs de marrons, en quelques heures tout avait l'air plus gai, plus coloré.

Sur une place de la ville, elle vit un attroupement, peu pressée, elle se décida pour un instant de curiosité, après tout sa boule de glace ne pouvait franchir les portiques des magasins de vêtements sans s'attirer le regard noir des vendeuses.

A l'intérieur de cet attroupement compact, se trouvait une vingtaine de tables d'écoliers, un peu bancales, celles à une place qui ne se fabrique plus et sur ces tables des jeux d'échecs, aux pièces bien rangées, alignées, paisibles juste avant la bataille.

" Une simultanée" se dit elle. " Organisée par qui ?"

Joueuse d'échecs moyenne, elle était toujours surprise de l'engouement suscité par ces parties improvisées, organisées par un club, grâce à l'abnégation d'un professeur, placé au centre des tables formant un rectangle, qui allait sans difficulté, gagner toutes les parties, grâce à un niveau bien supérieur à celui des participants.
Elle les connaissait bien les organisateurs de ces parties, désirant saluer un de ses enseignants, elle fendit la foule pour se rapprocher. Toutes les chaises étaient occupées sauf une, voilà une partie de chaises musicales qu'elle allait gagner.
Le premier pion était sorti de son rang, les parties débutaient à peine. Avant-garde d'une bataille perdue d'avance, certains avaient pris place sur des cases où on ne les voyait guère, sauf dans certaines publicités pour du café, ce qui la fit sourire.
Marquant un moment de surprise, elle ne connaissait pas le maître qui avait pris place au centre de cette école buissonnière, il ne faisait pas partie de son club.
De toute façon il ne cadrait en rien avec un joueur d'échecs, trop grand, trop blond, des traits parfaits. Celui là elle l'aurait repéré n'importe où.
Il reste toujours cette unique chaise de libre " Vais oser ?" un rayon de soleil nimbait le maître. Il était encore plus blond sous cet éclairage. " Trop beau pour être un joueur d'échecs".
Elle se lance, elle va s'asseoir, à force d'hésiter les autres joueurs ont trois mouvements d'avance sur elle. Personne n'ose l'arrêter, cette place est sienne. Un gamin d'une dizaine d'années veut la devancer, mais elle est plus rapide et d'un regard noir, elle le renvoie au rang de spectateur. Il n'ose plus bouger.
Elle a déjà gagné, au moins sur sa timidité.
Le maître lui tourne le dos. Les autres joueurs lui lancent des regards surpris, elle est la seule femme, jeune, plutôt jolie avec sa robe décolletée. Et elle mange une glace. " Celle là il faut vite l'oublier" pense t'elle en la laissant tomber discrètement sous sa chaise.
Les échecs ne sont pas un sport de filles, car c'est un sport, d'endurance, course de fond, jeu de guerre et de royaumes à conquérir, d'adversaires à abattre, de dames et de chevaliers à protéger.
Les filles trop sensibles s'effondrent plus vite. Quand a l'intérêt de rester assise pendant des heures, concentrée....
Elle regrette déjà de s'être arrêtée là, le souffle du vent voudrait l'entraîner ailleurs, vers une autre place, vers une nouvelle petite robe rouge légère pour fêter l'arrivée des beaux jours.


Mais elle est prise au piège de son moment d'audace, elle ne peut plus se lever, cela serait ridicule, tout le monde la regarderait, se moquerait. Elle n'aime pas être regardée, ou alors individuellement, avec respect et désir. Le regard d'un homme amoureux ou au moins intéressé. Ce regard là elle le cherche, cela fait longtemps, trop longtemps qu'elle n'a plus inspiré de désir. Trop longtemps.
Impossible de se défiler.
Elle observe le mouvement des pièces autour de sa table, soit farfelu, soit classique. Elle sait que les ouvertures ne sont pas sont fort, ni les finales. Rien de ce qui doit être travaillé, appris par coeur, avec le nom de leur inventeur ou leur nationalité.
Ce qu'elle aime par dessus tout dans ce jeu, ce sont les milieux de parties. Là où son imagination peut vagabonder, où son manque de connaissance est masqué par son ingéniosité et par sa chance souvent !
Par manque de passion, de défit, de temps, non quant on aime on a toujours le temps, elle ne travaille pas ce jeu. Elle joue un peu de temps en temps, les matchs du dimanche ou quant un compagnon traverse sa vie.
Et elle gagne des fois en déconcentrant son adversaire qui se dit qu'il a bien de la chance d'avoir une aussi jolie fille en face de lui.
Le Maître s'avance, toujours nimbé de son rayon de soleil, il le fait exprès le soleil ?
Heureusement qu'elle a gardé ses lunettes noires sur le bout de son nez, sinon elle larmoierait et rougirait, il est encore plus beau de près. Cet inconnu lui plaît terriblement.
Il s'approche. Elle l’attend, elle sait qu'il faut par politesse, jouer le coup devant son adversaire "mobile". Ce que les autres joueurs présents ignorent. "Il va tout de suite comprendre que je ne suis pas une débutante" les pensées se bousculent sous ses boucles brunes.
Elle le regarde dans les yeux, grâce aux verres teintés c'est facile, il a des yeux bleus. Un magnifique bleu qu'aucun peintre ne saurait reproduire.
Elle lui sourit. Au début d'une partie, il est d'usage de se saluer, elle lui tend sa main au dessus de l'échiquier, elle a les mains glacées, si en plus elles étaient moites, elle disparaîtrait sous terre.
"Eve" dit elle. Elle prend une main chaude, évidemment c'est un homme, ils sont bouillants même en plein hiver. "Dominique" répondit il en souriant.
Il n'aurait jamais du sourire, c'est divin. Elle pousse son premier pion, celui du roi. a4.
Heureusement qu'elle n'a pas à réfléchir pour les premiers coups, encore sous le choc de son sourire, elle aurait pu jouer n'importe quoi.
Il la regarde toujours. Pourvu qu'il pose son pion en a5, qu'il ne me complique pas la tâche dès maintenant.
Semblant lire dans ses pensées, c'est le pion qu'elle espère qui avance de deux cases. Dominique reste devant elle.
" C'est vrai j'ai deux coups de retard, il va demeurer en face de moi jusqu'à ce que je les joue". Cavalier b3, facile. Elle le regarde à nouveau, un regard par en dessous, accompagné d'un petit sourire. Elle est craquante ainsi et le sait.
Une fois la pièce qu'elle préfère, ah les femmes et les chevaux, posée sans trop trembler au centre de la case elle respire mieux.
Il est penché vers elle. Il n'a pas les bras croisés, ni les mains qui traînent le long des hanches ou pire que tout les mains dans le dos.
Non, il est entièrement avec elle. Les deux mains posées sur la table, vers cette jeune femme d'une trentaine d'année toute menue sur sa chaise d'écolier. Il pousse le cavalier noir, tout en continuant à la regarder en souriant. Elle entend son propre coeur battre trop fort. Remarque ses mains bronzées, carrées, aux ongles coupés courts et l'absence de ce petit cercle d'or, qui ne veut plus rien dire, mais qui la fait fuir...
Il faut pourtant qu'elle continue, encore un coup à jouer avant de combler son retard, avant de perdre le sourire et les fines rides qui courent au coin de ses yeux incroyablement bleus.
" 5 à 10 ans de plus que toi, parfait" pense t'elle.
Encore une pièce déplacée sans respirer. Elle a l'impression que la foule est devenue plus serrée. Elle qui déteste qu'on la regarde jouer n'a pas le choix. Tous les yeux des participants (trop tôt dans la partie pour qu'ils réfléchissent vraiment) et ceux des spectateurs sont rivés sur elle. Mais combien de paire d'yeux y a t'il ?
Eve rougit, ça y est, ça c'est fait, heureusement que ses lunettes la dissimulent un peu. Mais comment faire pour supporter cette lumière aveuglante ?
C'est à ce moment là, pensant enfin à sa partie, qu'elle se rend compte qu'elle joue avec les blancs. Il était temps de constater cela, une petite chose positive se passant sur l'échiquier. Même si l'avantage est ridicule vu leur différence de niveau, tout est bon à prendre pour faire durer la partie le plus longtemps possible.
Fou c4. Une partie italienne.
En face d'elle le maître réplique par le même coup. Une partie en miroir. Sans se départir de son sourire, il se détourne enfin vers la table suivante. La tension semble retomber d'un coup. Les spectateurs regardent ailleurs, les joueurs se concentrent enfin, leur tour approchant.
Elle a tout le temps et se rends compte qu'elle ne désire qu'une seule chose, être seule avec cet homme.
" Réfléchit" se dit elle, tu es une joueuse d'échecs, bien sur il n'est pas question de gagner, ni même de l'impressionner, mais il faut faire durer la partie, le plus longtemps possible.
Elle se tourne vers son voisin, dont l'ouverture lui semble déjà compromise " Qui est ce ?" " Un grand maître suisse" lui répondit il.
Suisse ? Un joueur d'échecs suisse ? Allemand ou venant d'un pays de l'est, elle aurait compris, il y en a plein les clubs, on les importe pour un match, pour renforcer une équipe qui doit gagner, moyennant finances.
Mais la patrie de la neutralité, de l'air pur et des aires d'autoroutes impeccables n'est pas un berceau des échecs. Grand Maître en plus, avec un classement de 2200 élos minimum.
Comment ce regard bleu helvétique est venu se perdre sur cette placette ?
Elle regrette surtout d'avoir jeté sa glace sous la chaise.
Le tramway, voisin des joueurs se fait entendre, sa réflexion va être encore compromise par cette gène supplémentaire.
Ce n'est pas grave, elle a le temps. Elle voit l'homme de dos maintenant, c'est encore pire, ses yeux sont attirés par ses fesses moulées dans un jeans. Un homme qui porte bien un jeans, voilà une chose encore plus exceptionnelle qu'un joueur suisse.
Son prochain mouvement est prêt, suite logique des trois précédents, elle développe, sans réflexion, pure habitude. Elle ne peut que se concentrer sur le vêtement bleu, objet de son désir.
Les autres participants, ados boutonneux, gamins trop pressés ont déjà joué, personne ne sait que l'on déplace sa pièce devant son adversaire lors d'une simultanée, voilà qui est un bon point pour elle, il va se rendre compte que ce n'est pas sa première partie, qu'elle n'est pas là par hasard.
Déjà il est de retour, toujours souriant. "Sourit il tout le temps ou rien qu'à moi ?"

Elle déplace son deuxième cavalier, sans surprise, il réplique par le même mouvement, couleur inversée. Il s'attarde un instant. La frôle de son regard. Une douce chaleur l'envahit. Rien à voir avec le soleil qui maintenant joue avec les nuages. Elle est bien.
Les coups s'enchaînent. Elle échafaude déjà des stratégies, où il est plus question de lui parler que de lui damner le pion.

Certains joueurs abandonnent, les plus jeunes en premier. Elle est là, bien là, à sa place, ses pièces bien développés, tendues vers la possession du centre, une position d'étude idéale, aux coups blancs répondent les mêmes coups noirs. "Voudrait il me faire passer un message ?".
Mais il faut se concentrer, la position équivalente est serrée, il n'y a pas d'espace. Une case lui semble prometteuse pour un cavalier, centrale, protégée, début d'une (elle ne veut pas être trop prétentieuse, mais se prends à rêver) attaque et peut être même d'une fourchette, deux pièces menacées d'être prises par une seule.
Les choses s'accélèrent, il y a moins de monde sur la place, moins de joueurs. Il range les échiquiers désertés, il n'y aura pas de partie suivante, il est déjà 17 heures.
Le soleil perd son combat contre les nuages. Cavalier e4. Elle prends sa pièce, la dirige vers la case convoitée mais avant qu'elle l'ait placée, il pose sa main sur la sienne, toujours aussi chaude sa main, et lui dit " Réfléchit encore". Et se détourne d'elle.
Elle reste la main en l'air, son cavalier en suspens, surprise. Elle sait qu'elle ne peut la reposer et jouer une autre pièce, ce serait enfreindre les règles les plus élémentaires " pièce touchée, pièce jouée".
Il m'a touchée, peut être veut il jouer avec moi ? Mais pourquoi a t'il refusé mon déplacement?
Elle conservait le cavalier dans sa main et compris son erreur, elle était entrain de perdre un pion.
Elle est désormais prête, le cavalier ira sur une autre case noire, défendu par un pion, mais n'attaquant plus rien. La position d'équilibrée est devenue bancale, son adversaire à frappé, elle ne maîtrise plus son jeu.
D'autres joueurs terminent leurs parties et se lèvent dépités ou furieux. Certains sont fiers d'avoir résisté aussi longtemps. Il n'y a aucun match nul. Le maître a tout gagné.
Le soleil a complètement disparu, elle frissonne dans sa petite robe d'été, il ne doit pas avoir très chaud non plus son grand maître, avec sa chemise à manche courte presque aussi bleue que ses yeux.
Perversité du printemps, voilà que de grosses gouttes de pluie commencent à tomber, dispersant les derniers spectateurs, les deux joueurs restant s'enfuient en courant lâchant de petites phrases sans intérêt " Merci pour la partie".
Seule face à lui, toujours souriant, elle se sent ridicule avec ses lunettes de soleil, elle les enlève, regrette d'être myope, heureusement pas assez pour ne pas distinguer le beau visage souriant.
Ils se regardent un long instant. La pluie redouble.
Il est face à ses yeux verts maintenant.
Elle se lève enfin, lui temps la main par dessus l'échiquier dégoulinant, en signe d'abandon.
Il prends sa main, ne la lâche pas, elle est enfin à sa hauteur et par dessus la petite table, leurs lèvres s'effleurent.
Elle ne peut rester là sous la pluie, gâcher ce moment par une phrase du quotidien, toute parole échangée annihilerait définitivement ce moment.
Alors elle se détache lentement de lui, regrettant que cette maudite table l'ait empêchée de se blottir dans ses bras.
Elle entend un tramway arriver et s'arrêter à leur hauteur. Elle se retourne une dernière fois, il est toujours au même endroit, souriant sous la pluie, sa chemise complètement trempée lui colle à la peau.
Mélangeant désir, frustration, colère contre sa timidité, elle monte dans ce wagon, et regarde disparaître lentement cet homme et cette place.
Sa main cherche un mouchoir dans la poche de sa robe pour essuyer ses lunettes qui ne servent plus à rien, et rencontre un petit morceau de bois, un pion blanc, l'âme du jeu d'échecs.
En le regardant, elle aperçoit un numéro de portable écrit tout autour de sa base.
" La soirée ne va pas être si pluvieuse que cela" se dit elle en souriant.

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